LE CONSENSUS POLITIQUE(suite)
Le droit comme nouvelle religion
Désormais le droit et les lois ne sont plus perçus comme étant ceux du plus fort mais comme une référence qui ferait abstraction des inégalités et qui placerait tout le monde sur un même pied d’égalité. De fait, de plus en plus de rapports sociaux sont codifiés par des textes : chaque geste, chaque problème ne peut s’exercer ou se régler en dehors de l’arbitrage de l’État. Un différent avec un voisin se règle avec un juge de proximité, traverser la route nécessite une codification, une insulte à un professeur peut conduire devant les tribunaux. L’omniprésence des lois est donnée comme la garantie de plus de liberté : le droit est donné comme la valeur la plus élevée de la civilisation qui réglementerait la barbarie patronale tout comme la sauvagerie intrinsèque de chaque individu. Du coup tout le monde s’y réfère et place le droit en dehors des conflits en en faisant l’arbitre juste, dépassionné, œuvrant pour l’intérêt commun. Du temps de la royauté, Philippe le Bel ne s’en cachait pas : « la vengeance d’un roi s’appelle justice ». Pour les démocraties, l’arnaque est fameuse : elle a réussi à faire oublier la notion de vengeance offrant à ses sujets la généreuse possibilité de se battre pour obtenir des droits, tout cela dans le cadre de plus en plus étriqué des lois. Tous ceux qui outrepassent ces cadres se placent hors la loi, donc sont des ennemis de l’intérêt collectif ; par exemple quand on fait grève, il faut déposer un préavis, on ne peut pas manifester sans l’aval de la préfecture, là où hier on occupait, aujourd’hui ce même geste est qualifié de séquestration.
Le fait que le droit n’est pas seulement imposé mais revendiqué par ceux-là mêmes qui en pâtissent, crée évidemment un consensus autour de l’idée que l’Etat est une structure nécessaire voire naturelle. Ce consensus est consolidé par le fait qu’il est de plus en plus inimaginable de s’opposer efficacement à l’Etat, que ce soit pour se défendre ou pour attaquer : il détient le monopole de la violence, de son exercice comme de sa définition (une insulte à un dépositaire de l’autorité publique est une violence passible d’emprisonnement). Encore une fois, en se faisant le médiateur incontournable qui assure à chacun la sécurité face à l’autre, en détenant le monopole de la violence, l’Etat se préserve de toute attaque qui pourrait être menée contre lui.
Pourtant, il n’y a pas si longtemps, les pauvres savaient que le droit était l’arme des puissants qui les assujettissaient et que l’appareil juridique et policier chargé de l’appliquer était conçu pour garantir la sécurité et la propriété des nantis.
Le consensus qui s’est développé tout au long de l’histoire trouve son origine dans ce Code civil qui dit que c’est le propriétaire et le patron qui ont raison mais que c’est au citoyen qu’on le fait dire. La multiplication de ces valeurs contenues dans les différentes déclarations a permis non seulement de consolider l’évidence de la propriété comme ciment social mais aussi de faire de ces chartes de droit le modèle universel de toute contestation, qui souvent ne sait même plus que lorsqu’elle défend le droit, c’est la propriété qu’elle laisse indemne et l’Etat qu’elle renforce. Aujourd’hui, le moindre mouvement se réfère à l’idéologie des droits de l’homme, qui, séparée de son contexte historique, économique, politique est devenue plus efficace qu’une religion : elle fait du capitalisme une réalité indépassable que l’on peut au mieux aménager, mais plus remettre en cause. Le citoyenniste est le nouveau prêtre du capitalisme, son église est l’Etat, sa bible les droits de l’homme, ses évangiles les codes juridiques.
Les syndicats
Les vingt ans de gauche plurielle au pouvoir auront développé l’illusion de la possible concertation entre dominants et dominés comme si tous ensemble la recherche du bien être commun dans un système capitaliste était possible. Le passage d’un conflit qui n’oubliait jamais la lutte de classes à des problèmes débattus entre citoyens, flics, commerçants, sociologues, habitants, ne s’est pas fait en un jour. Les syndicats avaient bien déblayé le chemin, trahissant la classe ouvrière chaque fois qu’elle pouvait être dangereuse, cantonnant les luttes à des revendications au mieux salariales, en omettant les questions fondamentales de « qu’est-ce qu’on produit, comment, pourquoi » et encore moins celle de la remise en cause des structures de production capitaliste. Les syndicats, la CFDT, en tête, fonctionnent comme de véritables entreprises avec les petits « soucis » rencontrés par les patrons : investissements, profits, rentabilité, gestion du personnel. Ce qui vient de se passer ces derniers mois est révélateur : il leur était plus important de se mobiliser pour la représentation prud'hommale que de s’opposer en analyse et en acte aux mesures destinées à favoriser les licenciements, à restreindre les avantages des chômeurs…, à criminaliser la pauvreté. Ce sont les capacités virtuelles de mobilisation qui permettront aux forces syndicales d’accéder aux instances de cogestion de l’entreprise et aux organismes de régulations (comités d’entreprise, sécurité sociale, unedic, etc.).
Les partis
De leur côté, les partis ont réussi au cours de l’histoire récente à dégoûter de la politique bon nombre d’électeurs et à assécher leur vivier de militants. Essayant tant bien que mal de maintenir le spectacle de la démocratie, l’Etat est obligé de subventionner les garants de sa légitimité représentative (syndicats, partis, associations) ; il envisage même de rendre obligatoire le vote aux élections.